Numérique : les risques de l’inclusion

Numérique : les risques de l’inclusion

Jacques Marceau, président d’Aromates et co-fondateur de l’Institut de la Souveraineté Numérique
Le 3 septembre 2018

Vouloir l’inclusion numérique pour tous n’est pas sans conséquence sur notre société de tradition et de culture démocratique. Un numérique inclusif peut en effet transformer le citoyen d’une nation en usager d’une plateforme sur laquelle le politique n’est plus en capacité d’exercer sa souveraineté. Un débat qui est loin de n’être que sémantique…

Après la réduction de la fracture numérique, l’inclusion numérique est devenue le nouveau leitmotiv de nos politiques et fait même aujourd’hui l’objet d’un plan gouvernemental intitulé « Stratégie nationale pour l’inclusion numérique ».

En effet, l’aménagement numérique du territoire en très haut débit fixe et mobile ne s’accompagne pas, loin s’en faut, d’une adoption du numérique par tous les Français. Un constat étayé par les résultats d’une enquête(1) menée en 2018 par la Mission Société Numérique et qui révèle que 13 millions de Français sont « en difficulté avec le numérique ».

C’est ainsi, qu’à l’heure de la virtualisation massive du commerce, des services et plus généralement de toutes les activités économiques et sociales, la modernité numérique vient ajouter une nouvelle source d’exclusion à celles bien connues que sont le chômage, le faible niveau d’instruction, l’isolement, les mauvaises conditions de vie, etc.

Une exclusion qui frappe en priorité et majoritairement, comme une double peine, des personnes déjà fragilisées pour lesquelles, par exemple, l’accès aux droits sociaux est conditionné à celui de services en ligne qu’elles sont dans l’incapacité d’utiliser.

C’est ainsi que la tendance à la virtualisation des services publics vient exacerber la complexité d’une relation par essence complexe et souvent conflictuelle entre l’Etat et l’individu, entre le bien collectif et l’intérêt individuel. Il y a peu, quand l’Etat était représenté par ses seuls agents, même protégés par un guichet dont le rideau pouvait, tel un couperet, tomber à tout moment indifférent au temps passé à attendre son tour, la relation humaine pouvait toujours laisser la place à l’échange, à la compréhension, voire à la compassion. Sentiments dont on conviendra que le robot, même doté d’une intelligence artificielle dernier cri, est absolument incapable. Qui n’a d’ailleurs pas, à cet égard, fait l’expérience de l’exaspération que peut procurer la relation avec la machine pour effectuer une déclaration ou une demande en ligne ?

En réponse à cette déshumanisation croissante des services en général et du service public en particulier et conscient des risques de fracture sociale associés, l’Etat élève aujourd’hui l’idée d’inclusion numérique au rang de priorité nationale.

Ainsi, et dorénavant, pour satisfaire à ses obligations d’honnête citoyen ou simplement vivre dans un monde sensé être plus simple et plus sûr grâce au numérique, il faudra être inclus !

Un mot ambigu quand on y réfléchit et quand on lui cherche, pour mieux en appréhender la signification, des synonymes dans les dictionnaires : assimilé, soumis, dilué, intégré, enfermé, et même compromis. Visionnaire, Paul Valéry déclarait en 1935 dans son « Bilan de l’intelligence(2) » que « suggestionné, harcelé, abêtis, (…) l’individu est déjà compromis avant même que l’Etat l’ait entièrement assimilé ».

Une vision pessimiste mais qui se révèle aujourd’hui pertinente à la différence inquiétante que l’Etat, en perdant sa souveraineté face aux géants du numérique, se retrouve lui-même assimilé. Une perte de souveraineté de l’Etat, et plus généralement des élus, sur la chose numérique qui rend encore plus hasardeuse sa tentative de promotion d’un « numérique inclusif » qui pourrait bien, en définitive, s’effectuer au seul profit du renforcement de la dominance économique et peut-être un jour politique, de plateformes hégémoniques.

L’inclusion numérique suppose en effet, et au lieu de mettre la machine à la main et au service de l’homme, son assujettissement. L’injonction est claire : « si vous ne voulez pas être exclu du monde à venir, il vous faudra être capable non seulement de faire usage mais encore de servir et renseigner la machine ! ».

C’est ainsi que le citoyen à l’ère numérique se doit, pour ne pas être un exclu, être inclus, comme si le simple jeu des antonymies justifiait une nouvelle doxa politique. Doxa qui ne s’arrête pas à son expression littérale mais qui prend forme aujourd’hui dans toutes sortes d’initiatives en faveur de l’inclusion numérique mêlant l’incitation à la contrainte, la séduction à l’obligation, la solidarité à la soumission.

Les prévisibles et sombres conséquences de ce désordre sémantique pourraient être évitées si l’on se résolvait, enfin, à considérer le numérique comme un simple outil au service de l’homme et de la société et l’intelligence artificielle comme un esclave au service de l’Esprit.

Car il est peut-être là, notre problème. La perte de l’Esprit que vient pallier la prothèse numérique qui lui évite, la flemme étant l’un des ressorts favoris de l’assujettissement, de se fatiguer à compter, écrire, traduire, penser, décider.

Formé, formaté, adapté, enfermé dans la bulle sociale et cognitive choisie pour lui par des algorithmes, l’inclus numérique ne deviendra-t-il pas l’idiot utile d’un pouvoir qui aura demain échappé au politique, qui ne sera pas non plus celui de la machine, mais de ceux à qui obéit la machine ?

C’est aujourd’hui, car demain il sera trop tard, que nous devons faire le choix entre la Cité Politique(3), matrice historique des sociétés démocratiques, et la Cité Numérique où le citoyen éduqué se transformera en « usager inclus ». Faire le choix de la Cité Politique c’est d’abord proposer une vision portée par un discours(4), la parole précédant toujours l’action, tout comme la pensée précède le projet et l’invisible le visible. C’est ainsi que, nommer devenant un acte politique fondateur, la parole doit être juste pour que les mots ne deviennent pas la source des maux. C’est pourquoi, et au regard des sombres perspectives portées par un numérique inclusif, je proposerais volontiers les vocables de cohésion numérique et de numérique cohésif, porteurs de nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui persistent à orner le fronton de nos écoles.

 

  1. https://societenumerique.gouv.fr/13-millions-de-francais-en-difficulte-avec-le-numerique/
  2. Le Bilan de l’intelligence, conférence de Paul Valéry à l’Université des Annales le 16 janvier 1935
  3. « Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes » – Jean Haëntjens – Editions Rue de L’échiquier 2018
  4. Jacques Marceau – Stratégies – 5 janvier 2016 – http://www.strategies.fr/blogs-opinions/idees-tribunes/1030349W/rehabiliter-le-discours-de-l-entreprise-un-nouvel-enjeu-pour-les-relations-publics.html

Article original sur Les Echos