Très haut débit pour les entreprises : la numérisation des TPE et PME en danger ?

Très Haut Débit pour les entreprises : la numérisation des TPE et PME en danger ?

Jacques Marceau, président d’Aromates
8 avril 2019
Si la concurrence est sévère sur le marché des particuliers, celui des télécommunications d’entreprises reste encore très fortement concentré au détriment des entreprises françaises pour qui la connectivité professionnelle très haut débit est devenue l’une des conditions majeures du maintien de leur compétitivité, voire de leur survie. A la faveur de la mondialisation et des évolutions technologiques, l’entreprise du XXIème siècle s’est transformée en un écosystème fait d’interactions entre ses différentes fonctions, qu’elles soient internes ou externes. Cette transformation n’est pas seulement fonctionnelle mais procède d’une « horizontalisation » des organisations et de la ré-intermédiation de ces dernières avec leurs parties prenantes : accès aux services en Cloud, dématérialisation des relations et des procédures… C’est ainsi que la fluidité des échanges informationnels et la performance des réseaux irriguant ces écosystèmes sont devenues non seulement l’une des conditions premières du bon fonctionnement de l’entreprise mais encore la condition même de son existence. Ainsi, «la compétitivité des organisations passe désormais moins par leurs structures et leur productivité que par leur capacité à produire et à partager leurs compétences et leurs savoirs, lesquels se traduisent par des innovations » (1).Dorénavant, un défaut de connectivité représente un réel danger pour l’entreprise

Dans ce contexte où la connectivité de l’entreprise est devenue la condition première de son développement, les difficultés d’accès à la fibre professionnelle, y compris et paradoxalement dans des zones irriguées en très haut débit pour les particuliers, font courir un grand risque à de trop nombreuses entreprises, en particulier des PME qui n’ont ni les moyens financiers, ni les compétences de pallier ce manque par d’autres moyens. Risque également systémique car susceptible d’entraîner un territoire dans une spirale négative de désertification économique avec les conséquences que l’on connaît.

Consciente de ces enjeux, l’Arcep a placé au rang de priorité l’accès au très haut débit pour les entreprises dont le marché ultra-concentré a été sans doute trop longtemps ignoré par la régulation.

En effet, si la France connaît l’un des meilleurs taux d’adoption de la fibre pour les particuliers(2), elle est en revanche largement en dessous de la moyenne de numérisation des entreprises de l’Union Européenne(3). Comment expliquer ce paradoxe dans un pays qui connaît les affres de la désindustrialisation et du chômage de masse et, dans le même temps, est le chantre inconditionnel de la transformation numérique ?

Si les facteurs de résistance au changement et un défaut de prise de conscience des entreprises du caractère vital de leur numérisation ont pu, à une époque, expliquer en partie ce retard, cela n’est plus vrai aujourd’hui tant le numérique est dorénavant ressenti par tous comme un pilier, non seulement du développement mais encore de la survie de l’entreprise dans une économie désormais organisée en réseau.

Le frein provient donc, et de toute évidence, d’ailleurs !

Les effets de bord d’une politique de prix bas pour les particuliers

Dans notre pays, les gouvernements qui se sont succédé depuis 15 ans n’ont eu de cesse que de vouloir « redonner du pouvoir d’achat aux Français », une volonté qui s’est notamment exprimée par une baisse des tarifs tant de la connectivité internet que de la téléphonie fixe et mobile pour atteindre les tarifs grand public les plus bas au monde. Dans ce contexte, il a bien fallu aux opérateurs conserver des secteurs profitables non seulement pour servir leurs actionnaires, dont l’Etat français et pour ce qui concerne l’opérateur historique, et réaliser les investissements exigés par ce même Etat. Une situation schizophrène qui n’est sans doute pas étrangère au maintien du duopole historique d’Orange et de SFR sur le marché juteux des entreprises qui ne pèse pas moins de 10 milliards d’euros !

Dans la dernière édition de son rapport « La régulation de l’Arcep au service des territoires connectés » et au chapitre « Démocratiser la fibre pour les entreprises » (4), le régulateur s’étonne, non sans une pointe d’humour, que « de nombreux immeubles accueillant des entreprises ne sont pas encore raccordés au réseau de fibre optique résidentiel (FttH), y compris dans certaines grandes villes où ce réseau a été déployé dans une large partie des immeubles résidentiels ». En conséquence, il se fixe comme objectif « d’assurer la disponibilité d’un large éventail d’offres sur la fibre à destination des entreprises, avec des niveaux de qualité différenciés en tirant profit du déploiement de la boucle locale destinée au marché résidentiel pour mutualiser les coûts et permettre des niveaux de prix abordables pour les entreprises ».

Pour y parvenir l’Arcep a notamment imposé à l’opérateur historique d’offrir, sur le marché de gros, des offres adaptées aux besoins des entreprises, non seulement en termes de débit mais encore de qualité de service et de garanties de disponibilité.

Une dynamique de concurrence bien réelle, mais encore trop fragile

L’Autorité de la concurrence, pour sa part, s’est également attachée à renforcer la concurrence sur le marché de gros d’offres activées sur la boucle locale, notamment en encourageant l’émergence d’un nouvel opérateur : Kosc Telecom. Cette initiative vise à assurer le développement d’un écosystème d’opérateurs de proximité capables d’adresser toutes les problématiques numériques d’une TPE ou PME, de la simple bureautique ou gestion des abonnements au Cloud en passant par la cybersécurité. Cependant, la question est encore loin d’être réglée ….

En effet, Orange et SFR dominent toujours 80% du marché même si Bouygues Telecom a repris deux acteurs significatifs, Keyyo et Nerim, et Free racheté Jaguar, dont le poids total ne dépassera pas quelques pourcents du marché. Peu face aux géants bien installés mais sans doute suffisamment pour se rendormir avec la satisfaction du devoir accompli.

Ce qui est pourtant en jeu, c’est la compétitivité de milliers d’entreprises irriguant l’économie de nos territoires, facteurs de leur dynamisme et de leur cohésion. Mais c’est aussi l’émergence de nouvelles activités de services numériques au sein des territoires, découlant de la convergence entre les réseaux et le numérique. Des nouveaux métiers qui trouveront à s’exercer au sein d’opérateurs locaux, au plus près des entreprises, bénéficiant d’une parfaite connaissance de leurs contraintes et leurs enjeux et capables de leur apporter un support de proximité au meilleur prix.

Cet écosystème émergent, dont dépend l’avenir numérique de nos entreprises et de nos territoires, est encore fragile et fortement dépendant de la pression que la régulation voudra bien maintenir sur les acteurs dominants susceptibles d’étouffer sa croissance.

Après des années d’incantations et d’efforts, la numérisation des TPE et PME semble enfin en marche, il serait dommage qu’elle ne trébuche sur une triviale question de concurrence.

 

  • Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999), « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard.
  • 3ème sur 28, source IDATE for Ftth Council europe February 2017
  • Source digital Scoreboard Index de la Commission européenne 2017
  • Source Arcep : https://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/rapport-conf-TC-RA2019-mars2019.pdf

 

Article original dans Les Echos