Le pouvoir d’achat, pire ennemi du climat ?

Le pouvoir d’achat, pire ennemi du climat ?

Sébastien Baudry, auteur de « Abondance et bien-être » Editions Robert Laffont
Jacques Marceau, président d’Aromates
21 juin 2019

A force de confondre bonheur et pouvoir d’achat, plénitude et possession, abondance et richesse, l’homme moderne navigue entre la crainte de perdre et la peur de manquer. Il nous faudra changer notre rapport intime à la consommation et à l’argent si nous voulons consentir à une transition écologique devenue incontournable pour ne pas subir mais en tirer pleinement les bénéfices.

Au hit parade des actuelles revendications des Français, le pouvoir d’achat semble avoir atteint des sommets !

Il est vrai, qu’à force de publicités destinées à faire croire aux gens que « le bonheur c’est d’avoir de l’avoir plein nos armoires(1) »…, ils ont fini par le croire.

Ainsi notre société, à mesure qu’elle s’éloignait de la transcendance, s’est peu à peu convertie au culte des objets et, en conséquence, de l’argent, le moyen le plus répandu de se les approprier.

Dans cette société consumériste, ou « système des objets(2) » décrit par Baudrillard, la consommation s’impose non seulement comme un mode d’absorption de la production industrielle nécessaire à la croissance mais encore comme un mode de relation aux autres et à soi-même.

Nous voulons plus. Et plus d’argent pour y parvenir. Car c’est la clé de notre bonheur selon les normes et codes qui règnent en maître dans notre modernité, étant devenus étrangers à notre être profond qui lui a, de toute éternité, d’autres besoins. Devenus superficiels (c’est à dire « flottant en surface »), narcissiques, individualisés, agités, nous n’aspirons cependant qu’à la sérénité, à la joie et à ce que l’on nomme de nos jours, sans trop savoir ce qu’il y a derrière, « l’émotionnel ». Un émotionnel devenu très tendance et cependant à contre-courant de notre modernité comme nous le rappelle Michel Maffesoli : « Émotionnel, ne se verbalisant pas aisément, mais rappelant une irréfragable énergie, d’essence un peu mystique et exprimant que la solidarité humaine prime toutes choses et en particulier l’économie qui est l’alpha et l’oméga de la bienpensance moderne(3). »

Ainsi, coupée à la fois de ses racines et de toute spiritualité, emprisonnée dans son rapport existentiel à la consommation et à l’argent, notre société est devenue « hors sol » et dysfonctionnelle. Son corps est en souffrance, empêché, bloqué, frustré. Les mouvements sociaux qui viennent secouer régulièrement notre pays et les revendications qu’ils portent sont la conséquence directe d’une incapacité à conscientiser nos véritables besoins en tant qu’individus et donc en tant que collectif.

Dans notre culture, l’image de la richesse est celle d’un trésor fini et enfermé dans un coffre. Ainsi, ceux qui ont les clés du coffre et se servent en premier priveront les autres car « il n’y en aura pas pour tout le monde ! ». Une vision parfaitement exprimée par le principe de « répartition des richesses » : ces dernières étant par essence limitées, la justice sociale en impose une équitable répartition. C’est cette logique de limitation, à l’origine de toute politique malthusienne, qui a poussé notre pays à faire le choix des 35 heures considérant qu’il n’y avait plus assez de travail pour tous et qu’il fallait donc le partager. Avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui à la fois sur la production de richesse en France et ses services publics.

A force de confondre abondance et richesse, plénitude et possession, bonheur et pouvoir d’achat, l’homme moderne navigue entre la crainte de perdre et la peur de manquer. Une peur redoutable décrite par Paul Valéry comme le « spectre du manque de pognon ».

Une peur suscitée par la perte de confiance en soi mais aussi, toujours selon Valéry, en l’architecture fiduciaire de notre société qui nous fait que nous croyons en « la valeur de notre monnaie, de la Bourse, de nos lois, de nos engagements et de nos traditions(4 »).

Ainsi, la montée de la défiance face à ce qu’il convient d’appeler nos institutions, s’accompagne immanquablement de la montée d’un climat de peur, propice à la crispation quand ce n’est pas la violence.

Bloqué dans son système de pensées et sclérosé par la peur des lendemain qui déchantent, notre pays ne peut plus accueillir le sentiment d’abondance qui seul libère et conduit à la plénitude.

Quand la grande distribution s’inquiète de la baisse de la consommation de masse(5), que, dans son article 61, la loi PACTE veut instituer que « l’entreprise n’est plus réductible à un simple agent économique » (6) et que l’économie circulaire s’impose dorénavant comme la seule option économique pour un monde durable, le temps de la transformation semble pourtant venu pour notre société. Mais une transformation qui ne pourra s’opérer qu’en s’ancrant dans un changement de chacun pour tourner le dos, une bonne fois pour toutes, à la modernité consumériste et à ses fallacieuses promesses.

Naïf ? Utopique ? Idéaliste ? Peut-être… Mais nous n’avons plus le choix à l’heure où nous croulons sous nos déchets et commençons à observer les effets dévastateurs du changement climatique.

Pour que cette transformation réussisse et ne devienne ni un facteur d’exclusion et ni de désagrégation sociale, il faudra de toute évidence trouver d’autres voies que celle d’une fiscalité punitive qui a clairement montré ses limites et ne fait qu’ajouter du désordre social au désordre climatique.

Rien ne pourra donc changer durablement sans consentement individuel à une transformation radicale du rapport intime que chacun entretient avec la consommation et l’argent. Le règne du pouvoir d’achat et l’espérance de son augmentation ont mis quelques décennies à s’imposer comme la voie du bonheur. Même si quelques signaux de remise en cause de cette doxa semblent apparaître ici et là, il n’en demeure pas moins que cette croyance sur laquelle s’est fondée la société consumériste ne s’éteindra pas en quelques taxes ou autres mesures incitatives, mais dans une vraie démarche assumée et consentie par tous. Il ne faudra sans doute pas moins d’une ou deux générations pour y parvenir. Et pourtant, il y a urgence.

Article original sur Les Echos