Le progrès médical ne dépend pas de la seule technologie, mais de sa maîtrise par les professionnels
Jacques Marceau, président d’Aromates, expert santé à la Fondation Concorde
Publié le 25 mai 2019
Alors que la médecine de ville est en crise, l’hôpital au bord de l’asphyxie et l’accès aux soins devenu l’une des préoccupations majeures des Français, l’innovation médicale s’accélère mettant chaque jour à la disposition des professionnels de santé et des patients de nouveaux produits, de nouvelles technologies ou de nouveaux procédés.
Ainsi et paradoxalement, pendant que notre système de santé s’enlise, l’innovation, elle, galope !
Un découplage historique entre le possible et le réel, comme s’il existait dorénavant deux mondes qui ne se rencontrent plus : celui de l’innovation médicale et celui des salles d’attente.
Car à quoi bon mettre au point un nouvel anti-cancéreux si son prix le rend inaccessible ?
A quoi bon développer des systèmes d’imagerie médicale hypersophistiqués s’il faut attendre 3 mois pour faire une IRM ou pire, faire l’objet d’un faux diagnostic pour cause de mauvaise interprétation des clichés ?
A quoi bon le séquençage génomique si pratiquement aucun biologiste ou médecin de ville n’est capable d’en tirer un diagnostic ou même une parcelle d’information pertinente ?
En somme, et pour paraphraser Aristote, à quoi bon le progrès s’il n’est partagé par tous?
C’est ainsi que réduire le fossé qui se creuse chaque jour davantage entre le potentiel et la vraie vie, entre l’innovation et la pratique quotidienne, est sans doute devenu un défi aussi immense que de faire de nouvelles découvertes.
Conscients de cet enjeu les élus et pouvoirs publics se sont, ces dernières années, attachés à faire sauter les verrous juridiques qui freinaient la diffusion des technologies numériques dans le domaine de la santé et à consacrer d’importants budgets à la fois pour moderniser tant l’hôpital que la médecine de ville et prendre en charge des traitements innovants.
Le médecin seul maître de sa décision médicale
Cependant, il reste un blocage que ni l’argent, ni la loi ne pourront lever, un effort devenu parfaitement incompatible avec la réalité quotidienne des professionnels de santé : Trouver du temps !
Du temps pour s’informer, du temps pour se former, du temps pour assimiler mais aussi et peut-être surtout du temps pour maîtriser. En effet, doté de ces nouveaux outils et en particulier du traitement algorithmique, le professionnel de santé devra en comprendre les règles de fonctionnement pour être à même, non seulement d’en tirer le meilleur profit mais encore d’en éviter les pièges. En somme, ne pas laisser la main à la machine et rester seul maître de sa décision médicale. Une décision d’ailleurs prise de plus en plus en association avec le patient qui, lui aussi, voudra comprendre le processus d’élaboration du diagnostic pour y adhérer quand ce n’est pas purement et simplement se passer de l’avis de son médecin, une tendance actuellement très en vogue aux Etats-Unis*.
Si le progrès médical ne dépend ainsi plus de la seule innovation scientifique et technologique mais désormais de son adoption et de sa parfaite maîtrise, il est devenu évident et urgent de développer et mettre en œuvre des outils de médiation ou des interfaces destinés à rendre simples, accessibles, économiques et sûres, ces innovations en santé.
L’interprétation des bilans génomiques et biologiques
A titre d’exemple, si le séquençage du génome a fait naître de grands espoirs dans la prévention et le traitement des cancers, des maladies rares et chroniques, son adoption en tant qu’outil opérationnel de diagnostic reste à des années lumière du quotidien des professionnels de santé. Comment en effet trouver, au milieu d’un océan de données et sans solide bagage en génomique, ni outil approprié, l’infime fraction d’information pertinente susceptible d’être exploitée pour établir ou consolider un diagnostic en vue de l’élaboration d’une stratégie thérapeutique ciblée ?
C’est donc bien là, en priorité, que doivent être déployées des technologies numériques telles que l’intelligence artificielle ou le « big data » comme le propose par exemple SeqOne, une jeune entreprise de la région de Montpellier qui a mis au point une plateforme numérique d’analyse et d’interprétation accessible dans le cloud et capable de fournir à n’importe quel praticien de santé une analyse et un bilan lisibles et exploitables destinés à l’établissement d’un diagnostic.
Ce qui est vrai pour l’exploitation du séquençage génomique l’est aussi, toujours à titre d’exemple, pour l’interprétation de bilans biologiques comme le propose le site américain développé par des médecins français, endobiogeny.com, dont les algorithmes permettent de dresser une « biologie des fonctions », véritable tableau de bord sur le terrain d’un individu, ouvrant une autre voie à la personnalisation non seulement des traitements curatifs mais encore préventifs.
Un travail de facilitateur
Autre outil technologique de diagnostic intégrant dorénavant l’intelligence artificielle : l’imagerie médicale. Un domaine où, depuis toujours, les outils facilitant l’analyse du clinicien sont intégrés nativement dans le matériel mais dont l’interprétation demande de plus en plus d’expertise sous peine de fausser le diagnostic. Une interprétation qui fait aujourd’hui appel à l’intelligence artificielle comme, par exemple, le système Illumeo de Philips, un « logiciel intelligent clinique » qui propose une analyse des comptes rendus d’imagerie et permet de sécuriser le diagnostic grâce à une analyse des métadonnées des images et au partage des bonnes pratiques au sein d’une équipe ou d’un établissement.
Objet de tous les fantasmes, considérée tantôt comme un miracle technologique, tantôt comme menace pour l’humanité, l’intelligence artificielle entre aujourd’hui dans sa phase de maturité avec des modèles d’usages solides sur lesquels peuvent désormais s’appuyer des applications innovantes au bénéfice de la pertinence des soins.
Même s’il est important, et même capital, de continuer à pousser les feux de la recherche dans le domaine des technologies de pointe appliquées à la santé, la priorité est aujourd’hui, et de toute évidence, d’en démocratiser et d’en sécuriser l’usage. C’est bien là, le rôle de facilitateur que peut jouer l’intelligence artificielle. Une intelligence au service de l’humain qui si l’on remonte à l’étymologie du mot, intelligere, fait appel à l’idée de relier. C’est sans doute bien là le défi et la vraie mission de l’intelligence artificielle que de « faire intelligence » pour relier ce qui aujourd’hui tend à s’éloigner.
* https://www.darkdaily.com/popularity-of-direct-to-consumer-genetic-tests-still-growing-regardless-of-concerns-from-provider-and-privacy-organizations/
Article original publié dans Le Monde